top of page

Du hasard jusque dans la musique

Le hasard est aussi bien présent au théâtre qu'en musique, et on peut expliquer ce phénomène de hasard en musique par deux figures principales.


Tout d’abord celle qui nous vient à l’esprit est le « hasard-ignorance », si l’on peut l’appeler ainsi.

La première disposition consiste à affirmer qu’il n’y a pas véritablement de hasard mais qu’il existe seulement de l’ignorance.

Dans le même sens Cavaillès, un célèbre physicien, héros de la résistance, pose dans son dernier article “Du collectif au pari” publié en 1940:« Il n’y a pas de définition mathématique du hasard. […] Le dernier sens du hasard, c’est l'ignorance. Dire qu’une suite est dûe au hasard, c’est affirmer qu’on ne pourra pas trouver de loi mathématique pour la succession de ses termes. »

D’après ces phrases le hasard est une projection de l’infini dans le fini car notre savoir est d’ordre résolument fini et que la précision infinie des phénomènes est tout simplement, ignorance, que les phénomènes qui sont d’ordre du hasard sont ignorance.

La contrepartie de cette thèse est alors que, si on le souhaite, tout hasard est réductible, par un savoir mieux ajusté à l’infini qui se trouve en jeu. On reconnaîtra là le jeu de ce que les musiciens appellent « répétitions », il s’agit en effet de réduire autant qu’il est possible la part musicale dans le hasard intervenant dans toute exécution d’une partition.

Le « hasard ignorance » est donc réductible et conduit le musicien à répéter pour réduire un hasard qui n’est pas de la faute de la musique.

Pendant une improvisation, un musicien peut donc s’interrompre et faire silence sous l’effet d’une décision opaque pour ses partenaires, par exemple. La situation ainsi décrite correspond très précisément à une mythique session de jazz : l’enregistrement de "The Man I love" par le couple tout à fait improbable de Miles Davis et Thelonius Monk. Cela se passait le 24 décembre 1954 à New York, lorsque Monk attaquant son chorus après Milt Jackson raréfie progressivement son discours jusqu’à le suspendre sur la seule section rythmique, d’où l’intensité d’une attente au-dessus du vide que Miles Davis ne supporte pas et qu’il interrompt d’un sec rappel à l’ordre faisant immédiatement sortir Monk de sa retraite.

Le musicien peut aussi tenter de tirer parti de ce « hasard d’ignorance » notamment lors d’une longue pratique musicale de l’improvisation en la considérant comme une composition instantanée.

Cette pratique constitue une grande part du métier de l’organiste qui doit pouvoir répondre aux besoins immédiats d’un officiant lui demandant de débiter une tranche de durée hasardeuse de musique méditative pour la communion par exemple, le hasard prenant ici entre autre la forme imprévisible du nombre des personnes décidant à ce moment et en ce lieu d’aller communier... On sait combien les organistes savent se tirer avec brio de cette empoignade avec les aléas d’une cérémonie !

Mais ils ne sont pas les seuls, il y a toute une tradition de l’improvisation qui adopte ce modèle de la composition instantanée, en se servant de sa créativité dans l'instant, de son savoir technique et théorique et parfois aussi du hasard à son avantage.

Dans le jazz l’improvisation au piano ou bien à la guitare est très courante.

Il arrive que le musicien puisse tenter d’organiser les conditions du hasard soit en l’inscrivant directement dans la partition (par exemple Ferneyhough ou Stockhausen), soit en profilant un certain type de jeu musical (improvisation).


Stockhausen, dans une fameuse pièce pour piano – le Klavierstück XI de 1957 compose une des premières œuvres qu’on dira « ouvertes » consistant à offrir au musicien une partition composée de 19 moments séparés, à charge pour le pianiste de les jouer dans l’ordre qu’il veut, en se laissant pour ce faire guider par le seul « hasard » des yeux, nécessitant en effet une certaine expérience pour arriver à un résultat harmonieux.

D’une manière encore différente le musicien peut tirer partie de « hasard ignorance », en l’utilisant encore une fois comme un processus artistique pour en faire ressortir un message précis voulu par le compositeur, en voici l'exemple même, Brian Ferneyhough, un compositeur anglais a pour idée directrice de forcer un hasard de l’interprétation, pour générer une tension subjective dans le jeu de l’interprète, tension qui puisse muter en intensité auditive, l’idée est ici d’enfermer l’interprète dans un état de tension tel que cette tension puisse transiter en intensité d’interprétation.


On peut aussi parler de « hasard de contingence », en effet ici une autre approche philosophique posera qu’il existe un hasard irréductible dont la contingence est en quelque sorte nécessaire, soit un hasard qui correspond à la rencontre non nécessaire de deux nécessités.


Pour illustrer cette conception il faut imaginer qu’il est parfaitement nécessaire que Michelle joue telle note après telle note et qu’il est de même parfaitement nécessaire que Mme Michou, ait la corde de sa harpe qui casse et fasse un bruit sourd, mais il n’est pas nécessaire que ce bruit tombe précisément sur cette note plutôt que sur une autre.


Cette seconde conception du hasard se nomme le hasard-contingence nécessaire, il est en opposition au hasard-ignorance.

La contrepartie de cette vision du hasard comme contingence nécessaire est qu’il est bien vrai qu’il nous arrive des choses, au sein même des infinis. Ici le hasard existera donc bien essentiellement et non pas comme simple phénomène relevant d’une projection de l’infini dans le fini.

Le hasard sera ici attaché à une figure essentiellement quantique de ce qui arrive, de ce qui prend forme de contingence nécessaire, grain par grain.

Pour le musicien, cette figure radicale du hasard ne l’incitera pas à réduire son effet (au moyen de répétitions de plus en plus nombreuses) mais plutôt à lui faire confiance, à jouer de lui, et même (dans un certain nombre de ces cas qui vont nous intéresser maintenant) à miser sur lui en prenant le parti d’« hasarder » son activité c’est-à-dire de créer les conditions pour que cette activité soit striée de contingences nécessaires.


La musique aléatoire est reconnue à partir du XXème siècle. C’est un courant de la musique occidentale savante, ayant comme antécédent et principale influence Marcel Duchamp qui composa en 1913 "Erratum Musical", une des premières composition « aléatoire ». Cette musique est caractérisée par l'exploitation du hasard dans certains éléments de sa composition.

Le principe en est simple dit Marcel Duchamp « installez-vous face à un clavier, n’importe lequel et pressez chaque touche l’une après l’autre, au hasard (compte tenu du fait qu’aucune note ne doit être répétée), sans modulation, ni accentuation particulière ».


Et en voici une interprétation :

Développée par des musiciens tels que John Cage ou Earle Brown, la musique aléatoire a attiré plusieurs compositeurs qui ont tenté de travailler avec le « hasard ». Cette option de hasard — ou d'aléa — s’articule pour John Cage autour du Yi Jing « Classique des changements ».

Ce mouvement se développe principalement vers 1950. Et le compositeur Bruno Giner le définit ainsi : « Le mot aléatoire permet de caractériser une œuvre musicale comportant soit une part de hasard, d’indétermination ou d’imprévisibilité, soit dans sa structure générale, soit dans un ou plusieurs de ses paramètres constitutifs. »

Au XVIIIe siècle, Wolfgang Amadeus Mozart avait déjà utilisé ce principe dans son jeu de dés musical, où « tirer les dés » permettait de composer menuets ou contredanses au moyen de cartes sur lesquelles étaient inscrites des mesures composées par le maître. La composition de l’œuvre dépendait donc en partie du hasard.

Il n’est pas le seul à utiliser le lien entre les deux disciplines que sont les mathématiques et la musique. Mozart lui, cependant utilise le hasard malgré tout, mais rares sont les musiciens qui conçoivent leurs morceaux comme des structures entièrement organisées par un schéma mathématique inaltérable, sans hasard, ni fantaisie.


Et c’est effet deux siècles plus tard, que l'usage du hasard se généralise. Selon les compositeurs et les aires musicales où il se développe, ce principe sera utilisé à différents degrés dans la création musicale. Ainsi, l’Europe s’en servira de manière restreinte et contrôlée, tandis qu’en Amérique les compositeurs en feront en amont un principe beaucoup plus intégral.

À son degré le plus extrême, la musique aléatoire se manifeste par une indétermination totale.


C’est le cas de la célèbre pièce 4’33 (1952) de l’Américain John Cage. Il s’agit d’une œuvre entièrement composée de silence et où le musicien fait simplement des figures gestuelles pour figurer les trois mouvements qui la constituent. Son exécution réside essentiellement dans les réactions du public, les bruits du dehors… Cage l’utilise d’une façon moins radicale dans une autre de ses œuvres, Aria (1960).


À un degré moindre d’indétermination, le compositeur peut également mieux expliciter des éléments du hasard dans son œuvre. C’est le cas pour certaines partitions de Karlheinz Stockhausen, d’André Boucourechliev ou de Francis Miroglio, qui utilisent certaines caractéristiques du hasard en réaction à l’utilisation qu’en font les compositeurs américains.

Pierre Boulez, dans sa Troisième sonate pour piano (1957), choisit parmi huit possibilités l’ordre dans lequel il exécute les cinq parties qui constituent l’oeuvre, la plus longue (Constellation) devant toujours rester au centre.

Dans Klavierstück XI (1956), Stockhausen définit tous les paramètres de jeu, laissant seulement à l’interprète la possibilité de choisir parmi six niveaux de dynamique, six modes d’attaque et six tempi.

Éclat (1965) écrit par Boulez est aussi un très bon exemple de hasard de contingence

Puisque en différents moments, le compositeur compose les conditions d’une tension musicale singulière en laissant indéterminé l’ordre dans

lequel une série d’évènements précis vont s’enchaîner, le chef n’indiquant qu’au dernier moment aux instrumentistes quel geste immédiatement à réaliser.

Dans cet exemple, peu importe en vérité que le chef sélectionne son ordre aléatoirement, le plus important étant que les musiciens de l’orchestre ne découvrent ce choix qu’au dernier moment, qu’il leur apparaisse donc « comme un hasard ».

Boucourechliev, présente lui, dans Archipel 4 (1970) des structures musicales « à jouer dans un ordre librement et instantanément choisi au cours de l’exécution. »


La musique électroacoustique utilisera de même quelques influences des pratiques du hasard et de l’aléatoire, en superposant par exemple une partition avec plusieurs bandes magnétiques à des fins polyphoniques non figées tel que Henri Pousseur avec Scambi en 1957.

L’informatique musicale permet d’utiliser aussi une certaine forme de hasard, où l’aléatoire se manifeste en dehors de l’« humain » puisque le compositeur détermine des données qui sont ensuite exécutées par un ordinateur seul. Ce principe est utilisé par le compositeur Yannis Xenakis dans ses œuvres de musique stochastique. Il programme par exemple la durée moyenne d’une séquence, la densité moyenne des sons, l’instrumentation générale… L’ordinateur « joue » ensuite l’œuvre, devenant une sorte d’interprète indépendant de l’homme créateur ou musicien.

Les deux hasards "d'ignorance et de contingence" sont vécus par l’homme malgré lui cependant tout comme le cinéma ou le théâtre, le hasard est très souvent utilisé par cet art à son avantage.


“Le génie est le hasard de la technique et la technique de ce hasard" 

 

 Louis Gauthier

 

       

 RECENT POSTS: 
bottom of page